Marcus du Sautoy : « La capacité de jouer, et non de penser, est ce qui a été crucial dans notre développement » - BBC News Afrique (2024)

« À une époque plus heureuse, nous osions appeler notre espèce hom*o sapiens », a écrit l'éminent historien de la culture néerlandais Johan Huizinga.

Il faisait référence au terme introduit par Carl von Linné en 1758 pour différencier l'homme des autres espèces animales : sapiens était celui qui sait, le sage.

« Avec le temps, nous nous sommes rendu compte que nous n'étions pas aussi raisonnables que le pensait le XVIIIe siècle, avec son culte de la raison et son optimisme naïf ».

Plus tard, l'appellation hom*o faber, l'homme qui fabrique, a été accolée, une appellation que Huizinga ne trouvait pas la plus appropriée.

Il propose hom*o ludens, l'homme qui joue, car selon lui, « sans un certain développement d'une attitude ludique, aucune culture n'est possible ».

Même si « le jeu est plus ancien que la culture », disait-il dans son livre de 1938, car on a beau réduire le concept de « culture », il présuppose une société humaine, soulignait-il, « et les animaux n'ont pas attendu que l'homme leur apprenne à jouer ».

Mais, chez l'hom*o sapiens, « le jeu a fait partie intégrante de la civilisation à ses débuts. La civilisation est née avec le jeu et en tant que jeu, pour ne plus jamais s'en séparer ».

Marcus du Sautoy, passionné de jeux, partage l'idée que « c'est la capacité de jouer, et non de penser, qui a été cruciale dans notre développement », comme il l'écrit dans « Le tour du monde en quatre-vingts jeux » (en cours de traduction en anglais).

Il s'agit d'une visite unique, inspirée de Jules Verne, « des nombreux jeux fous, fantastiques et addictifs que notre espèce a créés ».

Il parle de « jeux de l'esprit » car, bien qu'il se déclare fasciné par le football, il a laissé de côté ceux qui sont classés comme des sports, à une exception près : « Je n'ai pas pu résister à l'envie d'inclure le jeu de balle mésoaméricain, le pitz ».

Dans son aventure, Du Satoy révèle comment gagner aux différents jeux, et comment ils ont toujours été profondément liés aux mathématiques.

Pour lui, « les jeux sont des passeports vers d'autres mondes », et son voyage ne se fait pas seulement à travers la géographie, mais aussi à travers le temps.

Du jeu royal d'Ur - « c'est extraordinaire de pouvoir jouer au même jeu que celui qui amusait les Babyloniens il y a 5 000 ans » - au jeu sur navigateur Wordle, qui est devenu un phénomène viral en décembre 2021 et qui, en 2023, a été joué 4,8 milliards de fois.

Mais commençons par le commencement...

Les règles du jeu

Un certain nombre de penseurs se sont demandé pourquoi nous jouons à des jeux.

Certains, dit-il, ont estimé que lorsque nous avons compris que l'univers était régi par des règles, nous avons commencé à créer des jeux comme des espaces sûrs pour les explorer.

D'autres ont suggéré qu'il s'agissait en fait d'un outil pour explorer nos mondes intérieurs.

« Je pense que l'élément le plus important est peut-être l'élément social, car l'homme est une espèce très sociale », explique M. Du Sautoy.

« Notre conscience exige que nous essayions d'explorer l'esprit des autres, car j'ai un monde intérieur, et je suppose que vous en avez un aussi. Mais si nous ressentons de la douleur, votre douleur est-elle semblable à la mienne, votre extase est-elle la même ?

« Nous avions donc besoin d'outils pour essayer d'explorer nos mondes intérieurs, et les jeux sont un endroit très intéressant et sûr pour le faire.

« Si l'on y réfléchit, un jeu nécessite presque une théorie de l'esprit. Vous devez comprendre que la personne assise en face de vous a un esprit différent du vôtre et qu'elle prendra des décisions différentes. Vous devez vous dire : « Si je fais ceci, que va-t-il faire ? '. C'est un processus de réflexion très sophistiqué».

« Les jeux sont donc peut-être si importants pour notre espèce en raison de notre conscience.»

Mais il y a une autre question importante : qu'est-ce qu'un jeu ?

« Définir ce qu'est un jeu est une question philosophique très profonde, qui intéressait beaucoup (Ludwig) Wittgenstein », a déclaré M. Du Sautoy à BBC Mundo.

L'éminent philosophe autrichien (1889-1951), spécialiste de la logique, de la philosophie des mathématiques, de l'esprit et du langage, « pensait qu'il était impossible de définir ce qu'est un jeu ».

« Le mot “jeu” était pour lui l'exemple type d'un mot qui ne pouvait être compris que par l'acte de l'utiliser : ceci est un jeu, cela ne l'est pas », explique M. Du Sautoy dans son livre.

Toutefois, a-t-il déclaré à BBC Mundo, « une chose sur laquelle nous pouvons être d'accord est que le jeu a un ensemble de règles et, d'une certaine manière, chaque fois que vous jouez, vous explorez les conséquences de ces règles et vous essayez d'optimiser la manière d'atteindre un objectif ».

Il a ajouté que « l'une des grandes qualités des jeux, que certains anthropologues et philosophes ont essayé d'inclure dans la définition d'un grand jeu, est qu'ils doivent être séparés de la vie réelle, avoir leur propre temps et leur propre sens de l'espace ».

« Cette séparation est importante : bien qu'ils puissent vous aider à comprendre des choses dans la vie réelle, vous en sortez d'une manière ou d'une autre et passez du temps dans le monde imaginaire du jeu.

« C'est un peu comme la musique, avec son propre monde autonome dans lequel on s'évade ou dans lequel on s'immerge, et comme les mathématiques, qui, bien qu'elles nous aident à comprendre le monde physique qui nous entoure, sont un monde à part et peuvent créer des univers qui n'ont rien à voir avec la réalité physique, mais qui sont toujours passionnants à explorer pour leur propre beauté intérieure ».

Dans son cas, cela les rend irrésistibles.

« Pour moi, les jeux sont une façon de jouer aux mathématiques».

Les mathématiques sont idéales pour calculer les implications des règles, c'est donc un allié très naturel.

Et elles sont présentes de multiples façons dans les jeux, même si ce n'est pas toujours évident.

Dans les jeux tels que les serpents et les échelles, où aucune stratégie n'est essentielle pour gagner, les mathématiques jouent un rôle important dans la conception du jeu.

« Vous devez décider du nombre de serpents et d'échelles que vous allez avoir. S'il y a trop de serpents, le jeu sera impossible à gagner, mais s'il y a trop d'échelles, il risque de se terminer trop vite.

« Il existe une méthode mathématique pour analyser un jeu comme celui-ci et bien d'autres, où l'on lance des dés et où l'on se déplace sur le plateau, afin de déterminer le temps nécessaire pour gagner la partie ».

Cependant, ces jeux ou les jeux de hasard ne sont pas les préférés du mathématicien.

Les meilleurs jeux

Du Sautoy avoue qu'il adore les jeux de stratégie pure, « et j'ai un avantage incroyable car mes compétences mathématiques me permettent de les gagner souvent ».

« Mais mes enfants ne jouent plus à ces jeux avec moi : ils en préfèrent un où ils ont plus de chances de gagner, et c'est important.

« De plus, je dirais que l'incertitude est absolument essentielle au jeu.

C'est l'une des cinq caractéristiques qu'il a identifiées pour déterminer quels sont les meilleurs jeux.

L'un des jeux qui réunit toutes ces qualités, note Du Sautoy, est le backgammon.

« C'est l'un des plus anciens et l'un des premiers jeux de course.

« Il combine ces belles qualités d'incertitude et d'aléatoire grâce aux dés, mais même si vous vous trompez dans vos lancers, vous pouvez toujours utiliser la stratégie pour gagner.

« Il a une bonne narration, car l'histoire peut changer radicalement : vous pensez gagner et soudain vous vous faites capturer une pièce et vous êtes renvoyé à la case départ, et votre adversaire commence à gagner. Cela vous permet de vous impliquer dans le drame du jeu ».

Mais il y a un jeu plus récent qu'il considère comme l'un des meilleurs : Settlers of Catan, qui s'est vendu à des dizaines de millions d'exemplaires depuis son lancement en 1995.

L'objectif est de peupler une île composée de 19 tuiles hexagonales. Les joueurs lancent des dés et s'affrontent pour obtenir des territoires tout en construisant des villes et en échangeant des ressources.

« Un bon jeu est aussi un jeu où tout le monde est impliqué en permanence.

« Certains jeux vous laissent dans l'expectative pendant que d'autres jouent. Dans Catan, même lorsque quelqu'un d'autre joue, il peut générer des éléments sur lesquels vous devez prendre une décision, ce qui fait que tout le monde joue à tout moment.

Catan a été conçu par Klaus Teuber, un prothésiste dentaire en Allemagne, un pays que M. du Sautoy qualifie de « Mecque moderne du jeu ».

La ville de Nuremberg et sa « tradition de fabrication de jouets », dit-il, ainsi que l'interdiction d'importer des jouets de guerre dans l'Allemagne post-nazie, « ont agi comme un catalyseur pour un tout nouveau courant de jeu ».

Le tour du monde en 5 jeux

Finalement, nous avons demandé à Du Sautoy de nous emmener en voyage : un tour du monde en 5 jeux, en contournant l'Europe et l'Amérique du Nord.

Il a relevé le défi avec enthousiasme.

« L'Inde est l'un de mes endroits préférés, car de nombreux jeux merveilleux sont nés dans ce pays.

« Il existe un lien entre une culture qui aime les mathématiques et les jeux, et je ne pense pas qu'il s'agisse d'une coïncidence.

« J'ai choisi les échecs parce que c'est l'un des plus grands jeux de stratégie que nous ayons inventés et qu'il semble avoir ses origines en Inde.

« Mais c'était un jeu très différent : il y avait quatre joueurs, avec quatre armées, et vous deviez capturer l'armée de quelqu'un d'autre et la faire vôtre. Aujourd'hui, il y a deux tours, deux cavaliers et deux fous ; c'est la fusion de deux armées différentes.

« Alors, pourquoi ne pas aller en Chine ? J'opterais probablement pour le jeu de Go, qui est un autre grand jeu de stratégie.

« Mais c'est un style de guerre différent, parce qu'aux échecs, il y a beaucoup de combats au corps-à-corps avec les pièces, pour faire tomber le chevalier et le faire sortir du plateau, alors qu'au Go, on joue sur un plateau de 19x19, et on revendique lentement des territoires.

« C'est une guerre plus lente. Je pense que c'est intéressant, car cela reflète la différence de caractère entre l'Inde et la Chine.

« Si je devais choisir un troisième grand jeu de stratégie, ce serait le Mancala du continent africain.

« Il semble avoir environ 6 000 ans. Il s'agit de petites fosses remplies de pierres, de graines ou de billes, que l'on ramasse et que l'on 'ensem*nce' dans d'autres fosses, en essayant de capturer progressivement plus de pièces que ses adversaires.

« C'est un jeu magnifique, simple mais complexe, qui, à mon avis, ne représente pas tant la guerre que la capacité à faire du troc.

« L'Amérique du Sud a représenté un défi intéressant :

« J'ai essayé de trouver des jeux antérieurs à l'arrivée des conquistadors, car beaucoup d'entre eux ont leur origine en Europe.

« Parmi eux, il y en a un qui a une qualité très intéressante, appelé Adugo, qui signifie jaguar (dans la langue de la tribu Bororo, dans la région du Pantanal, au Brésil).

« C'est un peu comme les dames, mais ce qui est frappant, c'est l'asymétrie du jeu, car il n'y a qu'une seule pièce noire qui peut se déplacer de façon très spectaculaire sur le plateau, alors que les pièces blanches ne peuvent faire qu'un seul pas.

« Le défi est que le jaguar noir est poursuivi par les chiens blancs, qui doivent l'attraper ; le jaguar doit sauter par-dessus les chiens et les tuer.

« Le jaguar doit sauter par-dessus les chiens et les tuer. J'ai trouvé cela fascinant car je n'avais jamais vu l'idée de l'asymétrie.

« Il nous manque un cinquième jeu - allons-nous en Australasie, en Nouvelle-Zélande ?

« Là-bas, on m'a également demandé de trouver un jeu antérieur à l'arrivée des Européens, et j'ai trouvé un jeu maori appelé Mu Torere.

« Il se joue sur une enveloppe avec un dessin en forme d'étoile, et il a une stratégie très intéressante, que les joueurs maoris connaissaient très bien, de sorte qu'ils pouvaient toujours battre les Européens qu'ils défiaient ».

Voilà : le tour du monde en 5 jeux !